L’épargne des Français dans le viseur : vers une ponction de l’État ?

Publié le - Auteur Par Tony L. -
L’épargne des Français dans le viseur : vers une ponction de l’État ?

Un récent article dans le journal Les Échos a jeté un pavé dans la mare en affirmant que « l’épargne abondante des retraités bride la croissance française ». En clair, le fort taux d’épargne des ménages – en particulier chez les seniors – serait un frein à la reprise de l’économie. Ce constat, étayé par les dernières données de l’Insee, révèle que les retraites bien revalorisées de 2024 ont fini pour l’essentiel dans le bas de laine plutôt que dans la consommation. Résultat, le taux d’épargne des ménages français demeure à un niveau historiquement élevé, autour de 18% en 2025, l’un des plus élevés d’Europe. Mais au-delà du constat économique, ce discours émergent dans la presse grand public interroge : est-il seulement informatif ou préparatoire à de futures mesures ? Certains y lisent un signal que le gouvernement pourrait lorgner cette épargne foisonnante pour renflouer ses caisses.

Des retraités qui épargnent plus… et dépensent moins

D’après l’Insee, les deux tiers de la hausse du taux d’épargne constatée en 2024 proviennent des ménages retraités. En cause, de généreuses revalorisations de pensions l’an dernier (+5,3% au 1ᵉʳ janvier 2024 pour les retraites de base, +4,9% pour les complémentaires) qui ont dopé les revenus des seniors sans pour autant les inciter à consommer davantage. « Quasiment chaque trimestre entre fin 2022 et fin 2024, la consommation des retraités a augmenté bien moins vite que leur revenu », note l’Insee. Une bonne partie de ce surplus est donc parti en épargne de précaution. Les enquêtes montrent en effet une forte hausse de la proportion de ménages âgés de plus de 64 ans déclarant épargner régulièrement : 40% aujourd’hui, contre 32% avant la crise sanitaire. Les motivations principales invoquées par ces épargnants seniors sont la sécurité financière et la volonté de transmettre un patrimoine à leurs proches. Autrement dit, beaucoup de retraités thésaurisent par prudence face à l’avenir et pour préparer leur succession.

Si cette épargne confortable renforce la situation financière individuelle des ménages âgés, elle pose question au niveau macroéconomique. La France compte traditionnellement sur la consommation intérieure comme principal moteur de sa croissance. Or la propension accrue à épargner signifie autant de consommation différée ou annulée, contribuant à la mollesse de la reprise. Fin 2025, la dépense des ménages ne serait que 3,5 points au-dessus de son niveau de 2019, malgré des revenus en nette hausse sur la période. Ce comportement de précaution, répandu chez les seniors, pèse donc sur l’activité. Mais faut-il pour autant blâmer les retraités ? Certains observateurs rappellent que cette retenue dans les dépenses reflète aussi un climat d’incertitude et de défiance économique. En effet, « beaucoup dépend du niveau de confiance » des ménages, souligne l’économiste Stéphanie Villers : le moral des Français reste affecté par les crises récentes, les poussant à épargner toujours plus. Il serait donc réducteur de désigner les épargnants seniors comme bouc émissaires sans considérer le contexte anxiogène, conséquence des politiques menées ces dernières années, qui les incite à garder des réserves.

Un discours médiatique qui n’est pas anodin

Voir la presse grand public mettre en une le « problème » de l’épargne excessive n’a rien d’anodin aux yeux de nombreux analystes. En France, les médias économiques influents accompagnent souvent, volontairement ou non, l’orientation des politiques publiques. Pointer du doigt « le trop-plein d’épargne » peut ainsi préparer l’opinion à l’idée que ce magot devrait être mis à contribution. D’ailleurs, certains indices laissent penser que l’État observe avec convoitise ces milliards dormants. Europe 1 rappelait début mars que « le taux d’épargne des ménages français, à 18%, est une manne que convoite le gouvernement » dans le contexte du financement de la Défense. En effet, avec plus de 6 000 milliards d’euros d’épargne financière accumulés (hors immobilier), les ménages français disposent collectivement d’un bas de laine colossal. Une tentation pour un État en quête de ressources budgétaires.

Le gouvernement lui-même s’est senti obligé ces derniers mois de démentir toute velléité de ponction directe. Fin 2024, la Première ministre assurait qu’il ne s’agissait pas de toucher «au Livret A ou à l’épargne des Français », face aux rumeurs grandissantes sur une possible mainmise de l’État. De même, Bercy a martelé en mars qu’« en aucun cas il n’est prévu de prélever l’épargne des ménages » pour financer l’effort de guerre ou autre. Ces communications visent à rassurer les épargnants… tout en explorant parallèlement des moyens plus indirects de mobiliser ces fonds. Car si une saisie brutale des comptes serait politiquement suicidaire (et juridiquement contestable hors cas de crise bancaire sévère), il n’en demeure pas moins que l’orientation de l’épargne privée vers des usages jugés prioritaires est bel et bien à l’agenda.

L’État à l’affût d’une manne financière « dormante »

Pourquoi cet intérêt soudain pour l’argent qui dort ? D’abord parce que les finances publiques sont sous tension. Le gouvernement s’est engagé à ramener le déficit public à 3% du PIB d’ici 2027, ce qui implique de trouver des milliards d’euros soit en économies, soit en recettes supplémentaires. Dans ce contexte, le capital des ménages apparaît comme une cible toute désignée. La mission confiée à François Bayrou sur les finances a d’ailleurs proposé un tournant majeur : mettre à contribution l’épargne des Français, considérée comme des ressources « dormantes » pouvant aider à résorber le déficit.

Concrètement, plusieurs pistes fiscales ont été avancées ces derniers mois. La plus emblématique est le relèvement du Prélèvement Forfaitaire Unique (PFU)la flat tax qui s’applique aux revenus du capital. Actuellement fixé à 30% (impôt sur le revenu + prélèvements sociaux), ce taux pourrait passer à 33% dès le 1ᵉʳ janvier 2025. Une telle hausse toucherait de plein fouet les intérêts des livrets bancaires fiscalisés (plans et comptes épargne logement), les dividendes, ainsi que les gains des assurances-vie au-delà de 8 ans. Autre piste discutée, durcir la fiscalité sur les transmissions de gros contrats d’assurance-vie. Un amendement parlementaire fin 2024 proposait de taxer davantage les capitaux transmis excédant 552 000€ par bénéficiaire (taux de 30%, 40%, voire 45% par tranches supérieures), au lieu du prélèvement forfaitaire actuel de 20% jusqu’à 700 000€ puis 31,25% au-delà. Bien que cette mesure n’ait pas été retenue in fine, sa simple évocation montre que le curseur fiscal pourrait bouger sur ce placement préféré des Français. Enfin, l’exécutif a évoqué la création de nouveaux produits d’épargne fléchés vers l’investissement national : on a parlé d’un « Livret Défense » pour soutenir l’industrie armement, ou encore d’orienter une fraction des 440 milliards d’euros du Livret A vers des PME stratégiques. Si Bercy assure privilégier l’incitation volontaire et les dispositifs existants, l’objectif reste de canaliser une partie de l’épargne vers les besoins de l’État (défense, transition écologique, industrie) plutôt que de la laisser alimenter uniquement les comptes sur livret ou l’immobilier.

Quels risques et quelles réactions ?

Ces perspectives suscitent logiquement l’inquiétude des épargnants. Une hausse de la flat tax de 3 points, par exemple, viendrait rogner directement les rendements déjà modestes de nombreux placements populaires. Pour un contrat d’assurance-vie rapportant 2 000€ d’intérêts annuels, cela représenterait 66€ d’impôts en plus chaque année – une ponction qui peut sembler faible individuellement, mais qui s’ajoute à une fiscalité du capital que d’aucuns jugent déjà lourde. Surtout, le signal envoyé serait clair : l’épargne n’est plus sanctuarisée. De quoi potentiellement modifier le comportement des ménages fortunés et investisseurs, face à un matraquage fiscal qui franchirait encore un nouveau palier, certains pourraient arbitrer différemment leurs placements, réduire leur effort d’épargne ou chercher des cieux fiscaux plus cléments. Les professionnels alertent en effet sur le risque de fuite des capitaux si la pression fiscale devenait trop forte, on verrait alors un exode de liquidités vers des pays voisins (Luxembourg, Belgique…) offrant un meilleur traitement aux épargnants. Un comble, car l’effet serait à l’opposé du but recherché, en affaiblissant l’assiette taxable française sans pour autant doper la consommation.

Politiquement, toucher à l’épargne populaire est un exercice périlleux. Les réactions hostiles se font déjà entendre, y compris de la part de certains alliés du pouvoir. « On va dire à des gens qui ont épargné toute leur vie pour leurs vieux jours : désolé, on a mal calculé le déficit, on va vous taxer un peu plus », s’est récemment indigné Jean-François Husson, rapporteur (Les Républicains) du budget au Sénat. Ce coup de gueule illustre le sentiment d’injustice que provoquerait une ponction sur le patrimoine des fourmis prudentes pour combler les erreurs de pilotage budgétaire de l’État. Le débat sur la « justice fiscale » est relancé, le gouvernement osera-t-il s’attaquer au bas de laine des ménages après avoir longtemps évité de trop imposer les plus-values et les grands patrimoines ? D’un côté, l’exécutif fait valoir qu’il a déjà taxé les « rentes » excessives de certaines entreprises (superprofits des autoroutes, pétroliers, etc.) et qu’il cherche un équilibre. De l’autre, les oppositions et même certains centristes préviennent qu’une nouvelle fiscalité de l’épargne serait très impopulaire et pourrait briser le fragile consentement à l’impôt.

Vers un tournant fiscal inévitable ?

Reste que les besoins de financement de la France – entre réduction du déficit, investissements dans la transition écologique et le réarmement – sont tels que la tentation de puiser dans l’épargne privée plane plus que jamais. Le gouvernement teste le terrain,  en 2025, les épargnants aisés pourraient être mis à contribution de manière plus appuyée, via un PFU relevé ou d’autres mesures ciblées. Les livrets défiscalisés de masse (Livret A, LDDS) devraient rester intouchables pour préserver les classes moyennes et modestes, mais au-delà, l’État cherche manifestement à élargir sa base fiscale. Ironie du sort, cette chasse à l’épargne intervient alors même que la prudence des ménages découle en partie d’une confiance émoussée envers l’avenir économique et les pouvoirs publics. Toute mesure perçue comme punitive pourrait donc, paradoxalement, renforcer la méfiance et inciter à épargner encore plus par précaution – exactement l’inverse du but recherché pour la croissance.

En définitive, l’épargne des Français apparaît comme un colossal réservoir financier qui attise les convoitises lorsque les temps se durcissent. Voir émerger dans les médias le récit d’une épargne « trop abondante » n’est sans doute pas innocent, cela prépare les esprits à l’idée que votre trésor doit « travailler » pour la collectivité. En attendant, les épargnants, eux, restent aux aguets, bien conscients que leur patrimoine pourrait devenir la prochaine variable d’ajustement des finances publiques.

Sources : Les Échos, Insee, Europe 1, Le Figaro, Public Sénat, Journal des Seniors, 20 Minutes, Le Monde, Bercy, Sénat, Banque de France.

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Par Tony L.

Passionné de technologie, Tony vous propose des articles et des dossiers exclusifs dans lesquels il partage avec vous le fruit de ses réflexions et de ses investigations dans l'univers de la Blockchain, des Cryptos et de la Tech.

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