Après avoir imposé en 2023 le report de l’âge de la retraite à 64 ans par un passage en force via le 49.3, malgré des mois de manifestations massives, le gouvernement d’Emmanuel Macron ne semble pas rassasié. Une nouvelle offensive se profile : porter l’âge légal de départ en retraite à 66 ans et demi. Cette idée, mise en avant par un récent rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR), provoque d’ores et déjà un tollé général tant elle apparaît comme un acharnement contre le modèle social français. Le ton monte chez les syndicats, dans l’opposition et même au sein des instances consultatives, tandis que se pose la question de l’influence de l’Union européenne dans cette fuite en avant néolibérale.
Une nouvelle offensive sur les retraites malgré la contestation
Un an à peine après la réforme imposée à 64 ans, l’exécutif prépare le terrain pour un nouveau recul de l’âge de la retraite. Le Conseil d’orientation des retraites a jeté un pavé dans la mare en évoquant l’éventualité de relever l’âge légal à 66,5 ans d’ici 2070. Officiellement, il s’agirait de “sauver” le système en résorbant les déficits à long terme. En clair, alors que la réforme de 2023 avait déjà déclenché une opposition inédite dans la rue, le pouvoir envisage d’enfoncer le clou et de demander aux Français de travailler deux ans de plus. La « Macronie », fidèle à sa ligne, semble sourde à la lassitude populaire et prête à rouvrir un bras de fer social d’ampleur.
Du côté des syndicats, c’est la consternation et la colère. La fuite de cette proposition choc a suscité « une vive opposition des organisations syndicales, en particulier de la CGT », selon les mots du COR lui-même. Sophie Binet, la nouvelle secrétaire générale de la CGT, a immédiatement rappelé que rien n’était acté et que « ce rapport n’est pas définitif », jugeant « impensable » la synthèse préconisant un nouvel allongement de l’âge de départ. Preuve de la tension, lors de l’assemblée plénière du COR du 12 juin 2025, un consensus s’est formé pour retirer la recommandation de relèvement à 66,5 ans du rapport final. Autrement dit, même au sein de cet organisme consultatif, où siègent des représentants du patronat et des proches du gouvernement, la tentative de promouvoir un départ à 66,5 ans « n’est pas passée » face au front uni des syndicats et de nombreux experts.
Cette fronde fait écho à la contestation populaire toujours vivace depuis 2023. La réforme à 64 ans demeure massivement rejetée par l’opinion : près de 70% des Français souhaitent son abrogation, selon les sondages cités par les syndicats. Il faut dire que le mouvement social de 2023 a atteint des proportions historiques, avec jusqu’à 1,27 million de manifestants dans la rue le 31 janvier 2023 – du jamais vu pour une mobilisation sociale depuis des décennies. Malgré cela, le gouvernement avait ignoré la rue et forcé la réforme par décret, au prix d’une crise politique (motion de censure manquée de peu, contestation de la légitimité du pouvoir). Revenir à la charge aujourd’hui avec un âge de 66,5 ans apparaît pour beaucoup comme un bras d’honneur supplémentaire aux millions de citoyens qui se sont mobilisés. « Nous avons été des millions en grève et en manifestation contre le 64 ans imposé par 49-3 », rappelle la CGT, soulignant l’obstination d’un gouvernement qui refuse d’entendre la rue.
Inégalités accrues : travailler plus longtemps, à quel prix ?
Allonger l’âge de départ n’est pas qu’un enjeu comptable – c’est un choix de société aux lourdes conséquences humaines. Rappelons que reculer l’âge légal pénalise en premier lieu ceux qui ont commencé à travailler tôt, les ouvriers, les emplois pénibles et les salariés modestes à l’espérance de vie plus courte. Les statistiques sont édifiantes : « À 62 ans, 25% des hommes français les plus pauvres (les 5% au bas de l’échelle des revenus) sont déjà morts, soit cinq fois plus que les 5% les plus riches », d’après un rapport de l’Insee. Repousser l’âge de la retraite revient donc à priver une partie des plus précaires de leurs droits : selon ces données, 29% des hommes les plus pauvres décéderaient avant même de pouvoir liquider leurs droits si l’âge légal était 64 ans (comme l’a planifié la réforme de 2023). On imagine qu’avec un âge à 66 ou 67 ans, près d’un tiers des travailleurs les plus modestes n’atteindraient jamais la retraite en vie ou en bonne santé – une perspective glaçante. Même sans aller à ces extrêmes, exiger de tous deux années de labeur supplémentaires accentuerait les inégalités : carrières longues, emplois usants et personnes en mauvaise santé seront les grands perdants d’une retraite repoussée, tandis que les cadres supérieurs, aux carrières linéaires et à la longévité plus élevée, pourraient s’en accommoder. En somme, travailler jusqu’à 66,5 ans risque d’être inatteignable pour beaucoup, sauf à finir sa vie au travail.
Par ailleurs, retenir les seniors plus longtemps en emploi pose la question de l’emploi des jeunes et de l’emploi des seniors eux-mêmes. Actuellement, les entreprises rechignent déjà à embaucher ou à maintenir en poste les salariés au-delà de 60 ans, et le taux d’emploi des 60-64 ans en France reste faible. Avant de prôner un départ à 66 ans, ne vaudrait-il pas mieux s’attaquer à la discrimination envers les salariés âgés ? Faute de quoi, on risque de simplement prolonger la période de chômage ou d’inactivité forcée en fin de carrière, sans économies réelles pour le système. De même, les jeunes peinent à entrer sur le marché du travail : si les postes restent occupés plus longtemps par les aînés, la promesse d’emplois supplémentaires grâce aux seniors actifs (mise en avant par le gouvernement) reste hasardeuse. Rien ne prouve que faire travailler les uns plus longtemps crée spontanément des emplois pour les autres – cela peut même avoir l’effet inverse en bloquant le renouvellement des générations dans certaines professions.
L’Europe tire les ficelles ?
Une autre dimension souvent avancée par les critiques est l’influence de l’Union européenne dans ce type de réforme. Emmanuel Macron et son gouvernement assurent agir de leur propre initiative souveraine. Pourtant, difficile de ne pas voir la convergence avec les orientations de Bruxelles. Dès 2019, le Conseil de l’UE – composé des États membres – avait explicitement recommandé à la France de réformer son système de retraite pour en améliorer l’équité et la soutenabilité financière. Cette recommandation, formulée dans le cadre des “semestres européens” de coordination économique, préconisait d’uniformiser progressivement les règles des différents régimes de retraite (un objectif qui faisait écho au projet avorté de « retraite universelle » à points de 2019).
En 2021, dans la foulée de la crise du Covid, la France a présenté à la Commission européenne son Plan national de relance et de résilience (PNRR) pour bénéficier des fonds européens. Dans ce document officiel, elle “s’engage” à mener plusieurs réformes structurelles – dont, “lorsque les conditions le permettront, du régime des retraites”. Certes, la réforme des retraites n’était pas inscrite comme un « jalon contraignant » dont dépendait le versement des subventions européennes (elle n’était pas une condition explicite pour toucher l’argent). Néanmoins, le signal politique était clair : Paris promettait à Bruxelles de reprendre son chantier des retraites dès que possible, pour améliorer à terme la soutenabilité des finances publiques. On peut donc considérer que le gouvernement a suivi une feuille de route en partie validée au niveau européen.
Les responsables européens, de leur côté, s’en défendent. Officiellement, la Commission européenne n’a “rien imposé” et chaque État reste libre de ses choix budgétaires. Il n’en demeure pas moins que l’UE exerce une pression normative forte en faveur des réformes dites “structurelles” (libéralisation du marché du travail, maîtrise des dépenses sociales, etc.). Chaque année, dans le cadre du Pacte de stabilité, Bruxelles surveille les déficits publics et incite les pays dont la dette explose à “réformer leurs systèmes de pension” pour en réduire le coût futur. La France, avec une dette dépassant 110% du PIB et un déficit public autour de 5%, sait qu’elle aura fort à faire pour rentrer dans les clous européens à l’horizon 2025-2027. Dès lors, le pouvoir macroniste peut être tenté d’anticiper en durcissant encore sa politique des retraites, histoire de donner des gages de sérieux budgétaire à nos partenaires.
Cette idée d’une réforme téléguidée par Bruxelles nourrit le discours de nombreux opposants. Marine Le Pen, cheffe du RN, a ainsi dénoncé la réforme Macron comme le résultat d’une « forme de chantage » de la part de l’Union européenne. De même, le souverainiste Nicolas Dupont-Aignan accuse le gouvernement de « se soumettre » aux exigences de la Commission. Si ces formules relèvent de la politique politicienne, elles trouvent un écho car une part de vérité existe : oui, Bruxelles encourage activement la France à reculer l’âge de la retraite, au nom de la viabilité financière. Et oui, Emmanuel Macron, convaincu de longue date de la nécessité de “travailler plus”, est en phase avec cette vision. En somme, l’Europe n’oblige pas formellement Paris, mais souffle très fort dans le dos. La nuance importe peu aux yeux de l’opinion : le résultat, ce sont des réformes impopulaires justifiées par une doxa économique largement partagée entre nos élites nationales et européennes.
Vers une nouvelle confrontation sociale et démocratique
L’annonce d’une possible retraite à 66,5 ans apparaît donc comme le symbole d’un entêtement gouvernemental et d’un choix de société contesté. D’un côté, un pouvoir exécutif – soutenu par une majorité relative à l’Assemblée et usant de tous les leviers (procédures parlementaires d’exception, conseils d’experts orientés) – qui persiste à allonger la durée de travail pour des gains financiers discutables. De l’autre, une immense majorité de la population, les syndicats, et même une partie du spectre politique traditionnellement modéré, qui refusent cette régression sociale.
Au-delà de l’enjeu des retraites, c’est aussi la question démocratique qui est posée. La réforme de 2023 a laissé des traces : sentiment d’un déni de démocratie (49.3, répression policière des manifestations, refus d’écouter les corps intermédiaires), fragilisation du lien de confiance entre les citoyens et leurs dirigeants. Revenir avec un projet encore plus dur sans mandat électoral clair pour le faire (puisque M. Macron avait juré qu’il n’y aurait pas de nouvel allongement après 64 ans) pourrait mettre le feu aux poudres. Le gouvernement joue donc un jeu dangereux, à trop pousser, la contestation sociale pourrait prendre une tournure plus radicale, comme en témoignent la multiplication des grèves dures et des actions de blocage en 2023, voire nourrir une colère politique prête à se traduire dans les urnes aux prochaines échéances ou directement dans la rue.
En définitive, la retraite à 66,5 ans s’impose comme un choix éminemment politique – et polémique. Les justifications financières apparaissent fragiles, les conséquences sociales potentiellement lourdes, et l’appui européen implicite ne suffit pas à légitimer la mesure aux yeux des Français. En s’apprêtant à “enfoncer le clou”, la Macronie prend le risque d’accentuer la fracture sociale et démocratique du pays. La balle est désormais dans le camp du gouvernement : écoutera-t-il enfin la clameur populaire et les arguments de fond, ou foncera-t-il coûte que coûte vers ce nouveau seuil de 66,5 ans ? Une chose est sûre, le débat sur les retraites est loin d’être clos, et la rue comme les partenaires sociaux restent mobilisés pour empêcher un nouveau recul de nos droits durement acquis. Le bras de fer entre une vision technocratique guidée par des chiffres manipulables et une exigence de justice sociale est relancé – et son issue écrira une page décisive du quinquennat et de l’avenir du modèle social français.
Sources : Conseil d’orientation des retraites (rapport 2025), Le Média en 4-4-2, Rapports de Force, Insee, Le Monde, CGT, Union européenne (recommandations 2019 et 2021), Commission européenne, Mediapart
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