
« On multiplie par 35 l’éolien offshore et tout ça est payé par vos factures d’électricité », lançait récemment Anne Lauvergeon, ex-patronne d’Areva, résumant en une phrase le grand fiasco de la politique énergétique française post-années 2000. En vingt ans, les gouvernements successifs – de droite comme de gauche, sans oublier l’actuel – ont réussi l’exploit de transformer l’un des systèmes électriques les plus performants d’Europe en un casse-tête coûteux pour les consommateurs. Factures en hausse vertigineuse, nucléaire bridé, milliards engloutis dans des renouvelables à l’efficacité douteuse : le tout sous l’œil approbateur (ou la pression) de l’Union européenne. Retour sur une débâcle orchestrée, chiffres à l’appui.
Des factures qui explosent bien au-delà de l’inflation
Premier indicateur du naufrage : la facture d’électricité des ménages français. Celle-ci a littéralement explosé, augmentant de façon quasi continue depuis 2010. Entre 2010 et 2020, le tarif réglementé de vente (TRV) de l’électricité a grimpé de près de 50% – soit plus de trois fois l’inflation sur la période. Et la tendance s’est aggravée depuis : selon Anne Lauvergeon, la facture aurait même plus que doublé (≈ 120%) en dix ans, un chiffre faramineux bien supérieur à l’évolution du coût de la vie. Concrètement, un foyer moyen chauffé à l’électricité est passé d’environ 1 020€ de dépenses annuelles à plus de 1 520€, un surcoût de 500€ qui pèse lourd, très lourd, dans le budget des ménages.
Mais qui blâmer ? Nos dirigeants pointent volontiers la hausse des taxes ou du coût du réseau. Certes, la fiscalité et les infrastructures ont leur part, mais l’UFC-Que Choisir a montré que ce ne sont pas les principaux responsables de cette inflation énergétique. La cause numéro un identifiée est l’organisation même du marché de l’électricité. En effet, depuis l’ouverture à la concurrence dictée par l’Union européenne, un mécanisme abscons (l’ARENH, pour “Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique”) oblige EDF à vendre une part de son électricité nucléaire à prix cassé à des rivaux privés.
Résultat : une aberration où EDF doit racheter ensuite de l’électricité sur le marché à prix fort lorsque le plafond de l’ARENH est atteint. Cette usine à gaz a artificiellement poussé les tarifs à la hausse. La promesse bruxelloise d’une baisse des prix grâce à la « concurrence libre et non faussée » s’est muée en cauchemar pour le consommateur français, qui paye trois fois plus cher que ce qu’aurait justifié la seule inflation. Un bel exemple de tir dans le pied : on a libéralisé, et c’est l’usager qui est libéré… de son argent.
Un parc nucléaire sous-utilisé : sabordage d’un atout national
Autre symptôme d’une politique incohérente, la France, jadis championne du nucléaire bon marché, n’exploite même plus correctement ses réacteurs. EDF n’utilise qu’environ les deux-tiers de son parc nucléaire – à peine 67 % de sa capacité – alors que la moyenne européenne tourne autour de 80-85% et que les États-Unis atteignent plus de 92% de facteur de charge.
En 2022, la situation a viré à l’absurde : la disponibilité du parc français est tombée autour de 50% en raison de maintenances repoussées et de problèmes de corrosion, forçant même le pays à importer de l’électricité. Pourtant, aucun obstacle technique ou théorique n’empêche EDF de faire mieux : nos voisins le prouvent au quotidien. Les réacteurs américains, par exemple, produisent à pleine puissance presque toute l’année (plus de 92% du temps), grâce à une exploitation optimale. En France, si on se contente d’un modeste 70% de facteur de charge en temps normal, c’est avant tout par choix organisationnel – notamment le suivi de charge (on module la production nucléaire au lieu de la maximiser) – et par manque d’anticipation dans la maintenance. En clair, on se prive délibérément d’une électricité déjà installée, décarbonée et à faible coût marginal. Un peu comme si un boulanger, par idéologie, n’utilisait que la moitié de son four en plein rush matinal : absurde économiquement.
Cette sous-utilisation organisée équivaut à sabrer un atout national. Chaque pourcentage de disponibilité nucléaire perdu est comblé soit par des importations (souvent fossiles), soit par des centrales gaz ou charbon qu’on rallume en catastrophe, ou encore par de l’éolien/solaire aléatoire subventionné. Dans tous les cas, c’est perdant-perdant : davantage d’émissions de CO₂ et un coût de production plus élevé répercuté in fine sur la facture des Français. Gardons à l’esprit que le parc nucléaire existant avait été financé par la collectivité dans les années 1980 et 1990 ; ne pas s’en servir au maximum de ses capacités revient à gaspiller un investissement public colossal déjà réalisé. Et pendant ce temps-là, on nous incite à faire la chasse aux LED allumées… Le gouvernement aurait peut-être dû commencer par allumer la lumière dans ses ministères et dans ses propres centrales nucléaires.
L’éolien offshore : dépenses pharaoniques, payées rubis sur l’ongle par le consommateur
En parallèle du gâchis nucléaire, la France s’est lancée à corps perdu dans les énergies renouvelables, éolien offshore en tête, avec un enthousiasme aussi coûteux que désordonné. L’objectif affiché ? « Multiplier par 35 » la capacité éolienne en mer, dixit Lauvergeon. Ambitieux sur le papier, sauf que chaque nouvelle éolienne en mer implique des dépenses pharaoniques de raccordement au réseau, que le consommateur paye rubis sur l’ongle. En France, le modèle est simple : c’est le gestionnaire de réseau (RTE) – donc in fine nous tous via le tarif d’utilisation du réseau – qui finance les coûteux câbles sous-marins et les transformateurs géants pour relier les parcs offshore au continent.
Les chiffres donnent le vertige. RTE estimait dès 2019 qu’il faudrait 7 milliards d’euros d’ici 2035 rien que pour raccorder les premiers gigawatts d’éolien en mer prévus. Depuis, les ambitions ont encore grimpé, et avec elles la facture : les besoins de raccordement offshore d’ici 2050 se chiffrent en dizaines de milliards (plus de 30 Mds€ selon certaines projections récentes). À titre d’exemple, les sept premiers parcs offshore français (450 à 600 MW chacun) ont coûté entre 1,4 et 2,2 milliards d’euros par projet, raccordements inclus. On parle donc d’un coût moyen approchant 3 à 4 millions d’euros par mégawatt installé, soit près du double du coût d’un mégawatt nucléaire existant. Même si ces coûts tendent à baisser un peu grâce aux progrès technologiques, l’éolien en mer reste, pour l’instant, l’une des sources les plus onéreuses à intégrer.
Surtout, cette addition offshore est directement refilée aux usagers. RTE le reconnaît sans ambages : « le raccordement constitue désormais une composante importante du coût complet de l’éolien en mer » et son optimisation est cruciale pour maîtriser la facture énergétique des Français. En clair, chaque parc éolien au large qui sort de l’eau, c’est votre facture qui augmente sous l’effet des surcoûts de réseau. On peut aimer ou non ces énormes hélices métalliques qui tournent à l’horizon et transforment nos paysages, mais une chose est sûre : le compteur, lui, tourne déjà dans le porte-monnaie des Français. Ironie mordante du sort, l’électricité ainsi produite, intermittente par nature, nécessitera en plus des investissements en backup ou stockage pour les jours sans vent – double peine financière. À croire que dans le « monde d’après », on a trouvé le moyen de faire payer au consommateur à la fois le beurre (le courant alternatif) et l’argent du beurre (les infrastructures offshore).
Programmation Pluriannuelle de l’Énergie : des hypothèses dépassées, un train de retard
On pourrait espérer que les pouvoirs publics pilotent cette transition avec une vision stratégique solide. Hélas, la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), censée planifier nos besoins et moyens sur 10 ans, s’est révélée être un document périmé sitôt publié. L’actuelle PPE – élaborée fin des années 2010 – repose sur des hypothèses aujourd’hui obsolètes. Elle prévoyait par exemple de réduire la part du nucléaire à 50% d’ici 2035 en fermant 14 réacteurs, sur fond de stagnation de la demande électrique.
Or, cette vision appartient à un autre âge : depuis, les réalités ont changé. La décarbonation de l’économie nécessite au contraire beaucoup plus d’électricité à l’horizon 2050 (Emmanuel Macron lui-même a reconnu un besoin d’augmenter la production jusqu’à +60% pour électrifier transports, chauffage et industrie). Les coûts des technologies ont évolué, tout comme la géopolitique de l’énergie (crise gazière, tensions d’approvisionnement). Autrement dit, la PPE actuelle navigue avec la carte d’hier dans les eaux d’aujourd’hui.
Cette planification dépassée a conduit à des décisions aberrantes. Le cas de Fessenheim en est l’illustration tragi-comique. Fondée sur l’idée (datée) qu’il fallait réduire le nucléaire coûte que coûte, la PPE précédente avait acté la fermeture de la centrale alsacienne. Emmanuel Macron s’est empressé de fermer Fessenheim en 2020 pour se conformer à ce dogme du moment – sacrifiant 2 GW de capacité stable, amortie et productive. Deux ans plus tard, revirement total : le même président annonce en fanfare la construction de six nouveaux réacteurs EPR et la prolongation du parc existant, reconnaissant implicitement que la trajectoire anti-nucléaire était une impasse. Il aura donc fallu mettre définitivement à l’arrêt deux tranches en parfait état de marche (et indemniser EDF à hauteur de près de 400 millions d’euros pour ce gâchis) pour finalement admettre que l’on en aura cruellement besoin à l’avenir ! Cette incohérence au sommet de l’État n’est pas sans conséquences : perdre du temps (et des gigawatts) dans un aller-retour idéologique, c’est tout simplement aggraver la crise énergétique. Pendant qu’on tergiverse, le temps, lui, tourne… et pas en faveur des consommateurs.
Milliards publics engloutis et bénéfices incertains pour le consommateur
Last but not least, la France s’engage désormais dans une fuite en avant d’investissements publics massifs pour tenter de rattraper ses erreurs. On annonce des dizaines de gigawatts de solaire et d’éolien (y compris une cinquantaine de parcs offshore) à construire en un temps record. Très bien. Sauf que, pour raccorder et équilibrer tout cela, il va falloir mobiliser des ressources financières colossales. RTE prévoit ainsi environ 100 milliards d’euros d’investissements sur le réseau d’ici 2040 (soit un rythme triplé par rapport à 2023) pour moderniser les lignes et connecter les nouveaux projets renouvelables et nucléaires prévus. À cela s’ajoutent les soutiens publics directs : contrats d’achat garantis pour les renouvelables, subventions à droite à gauche, participation de l’État au capital des EPR, etc. La facture, payée par l’argent public et para-public, atteint des sommets.
La grande question est : tout cet argent va-t-il réellement bénéficier au consommateur ? On nous promet monts et merveilles – une électricité verte, abondante et bon marché une fois les investissements réalisés. Mais aucune garantie sérieuse n’existe quant à une baisse des tarifs. Rappelons-nous que l’ouverture du marché devait faire baisser les prix, et que c’est l’inverse qui s’est produit. De même, l’Allemagne a massivement déployé renouvelables et subventions pendant 20 ans : au final, son kilowattheure résidentiel est l’un des plus chers d’Europe, bien plus élevé qu’en France. Chez nous, malgré la ruée vers le solaire et l’éolien, le prix de gros de l’électricité reste arrimé au prix du gaz sur le marché européen, et donc vulnérable aux envolées spéculatives. Construire 50 GW d’éolien en mer et 100 GW de photovoltaïque n’y changera rien si le modèle de formation des prix n’est pas revu en profondeur. En outre, ces sources intermittentes pourraient nécessiter, pour garantir la stabilité du système, de nouveaux moyens de stockage ou de backup au gaz… Encore des investissements en perspective, donc des coûts additionnels.
En somme, le contribuable-consommateur est mis à contribution comme jamais, avec l’espoir incantatoire que “ça finira par payer”. Un espoir qui ressemble fort à un pari risqué. À ce stade, on pourrait presque rire – jaune – de la situation : les milliards pleuvent, les prix flambent, et l’on continue de demander aux Français d’y croire. Croire que davantage de dépenses publiques vont magiquement inverser la courbe des tarifs. Croire que l’on peut rattraper des années d’errance sans casse. Croire aux promesses d’une énergie à la fois décarbonée, abondante et bon marché, alors qu’on en prend jusqu’ici le chemin exactement inverse. La politique énergétique française depuis 2000 s’apparente à un interminable chemin de croix, dont chaque station voit s’abattre une nouvelle charge sur le dos du consommateur.
En conclusion, une décennie (voire deux) d’erreurs stratégiques et de pilotage à vue. À force de compromis bancals, de visions court-termistes et de suivisme idéologique (autant vis-à-vis des dogmes “tout renouvelable” que des injonctions européennes), la France a dilapidé son avantage compétitif électrique et saboté sa souveraineté énergétique durement acquise. Le résultat ? Une politique énergétique catastrophique, au sens propre, où l’on accumule les choix désastreux. À tirer à vue sans stratégie cohérente, nos gouvernants ont mis le pays dans l’impasse – et c’est le citoyen qui trinque. Il serait temps, grand temps, de remettre un peu de rationalité (et de calcul économique) dans le moteur, faute de quoi la facture – financière et sociale – continuera de s’alourdir, inexorablement.
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Sources : UFC-Que Choisir, RTE, World Nuclear Association, Department of Energy (USA), Le Monde, bfmTV, Energiesdelamer.eu