Le gouvernement français, par la voix du ministre de l’Économie Eric Lombard, a fait savoir ce jeudi 20 mars sur TF1 qu’il comptait renforcer le financement de l’industrie de défense par le biais d’un nouveau fonds de 450 millions d’euros, accessible à partir de 500 euros. Cette somme, gérée par Bpifrance, serait ouverte aux particuliers sur la base du volontariat et viserait à aider les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD) à accroître leurs capacités de production. Selon les déclarations officielles, l’objectif global s’élèverait à 5 milliards d’euros, combinant capitaux publics et privés.
Ces déclarations se placent dans un contexte de tensions internationales, entre la guerre en Ukraine, la remise en question du soutien américain en Europe et la volonté de l’exécutif de garantir une autonomie stratégique française. L’État a déjà mis en place plusieurs dispositifs pour soutenir le secteur : le fonds DefInvest, lancé en 2018, et le Fonds innovation défense, inauguré en 2021. Les deux sont supervisés par Bpifrance, qui oriente déjà des capitaux vers des PME et ETI de la Défense.
Les échanges organisés par Eric Lombard et Sébastien Lecornu, ministre des Armées, rassemblent des industriels et des investisseurs (banques, assurances, fonds d’investissement) pour définir un cadre de financement plus large. Parmi les options évoquées, la participation volontaire des Français via l’épargne réglementée a souvent été envisagée, puis écartée, aucun livret dédié n’a pour l’instant été officialisé, car il exigerait un capital bloqué et plus risqué, alors que le Livret A ou le LDDS sont censés rester liquides et sûrs.
Les ambitions gouvernementales
Au-delà du fonds annoncé sur TF1, le gouvernement table aussi sur l’argent public européen, la Banque européenne d’investissement (BEI) a doublé son appui pour porter son enveloppe à 1 milliard d’euros, tandis que la Caisse des Dépôts, Bpifrance, ainsi que d’autres organismes publics français prétendent injecter 1,7 milliard d’euros, avec l’espoir d’atteindre 5 milliards grâce aux cofinancements privés. Selon le texte 4, le Premier ministre François Bayrou a lui-même sollicité la présidente de la BEI, Mme Nadia Calviño, pour aller encore plus loin dans cette direction.
D’autres initiatives ciblent l’expansion de la production, la Direction générale de l’armement (DGA) et plusieurs ministres visitent les installations de la BITD pour encourager l’accélération des cadences et la sécurisation des approvisionnements. En parallèle, le Fonds européen d’investissement (FEI) propose la « Defence Equity Facility », conçue pour soutenir des projets liés à la Défense sur le continent.
Cet ensemble d’actions se veut cohérent avec la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, qui consacre 413,3 milliards d’euros aux armées sur sept ans. À long terme, l’exécutif attend une consolidation de la filière de Défense : plus de PME et d’ETI rentables, mieux structurées financièrement et mieux préparées à répondre aux objectifs industriels.
Des placements ouverts à tous ?
La nouveauté la plus médiatique demeure toutefois l’idée de recourir à l’épargne des particuliers. Les Français pourraient ainsi devenir actionnaires, via des fonds spécialisés, de plusieurs entreprises de la Défense. Les six plus grandes banques françaises se disent prêtes à soutenir la démarche, malgré des contraintes liées à leurs ratios d’endettement et à certaines considérations ESG (environnement, social et gouvernance), qui peuvent rendre le financement de l’armement délicat.
Le ministre de l’Économie insiste sur l’importance d’« associer les Français à l’effort », tout en reconnaissant que le nouveau produit n’a pas de rendement défini pour l’instant. Les sommes investies seraient bloquées cinq ans, avec une promesse implicite de perspectives de croissance, dans la mesure où la Défense bénéficierait d’investissements pérennes. Le discours officiel omet cependant de chiffrer ce que le souscripteur peut réellement espérer.
Regards critiques et inquiétudes
L’enthousiasme gouvernemental suscite des réactions vives dans l’espace public.
Sur les réseaux sociaux, l’essayiste et entrepreneur Tom Benoit avait déjà prédit depuis avril 2024 l’arrivée d’un produit d’épargne spécifique, assorti d’un blocage des fonds et potentiellement suivi d’une taxation de l’épargne dite « dormante ». Il ironise : « Par ailleurs, j’aimerais bien savoir comment les Français vont gagner de l’argent en plaçant une épargne dont la rentabilité provient de la ponction même de cette épargne. »
Il dénonce aussi ce qu’il perçoit comme la mise en place d’un mécanisme autoritaire : un jour, cette épargne pourrait être captée pour combler les besoins militaires ou d’autres dépenses. Tom Benoit fait un parallèle avec le risque de « suspension du droit à la propriété privée » qu’impliquerait, selon lui, l’idée d’une « économie de guerre ».
Dans le même esprit, Marc Touati, économiste, se montre tout aussi sévère en parlant d’une approche « scandaleuse », selon lui floue et dépourvue de garde-fous. Il souligne le contraste entre un gouvernement qui promet de ne pas augmenter les impôts et la réalité d’une dette publique croissante, aggravée par la remontée des taux d’intérêt. Les dépenses d’intérêts exploseraient, empêchant à ses yeux un financement sérieux de la Défense sans recourir à de nouvelles ressources fiscales.
Une démarche jugée dangereuse
Touati redoute que l’État ne ponctionne, au final, l’épargne privée de façon plus ou moins déguisée, et pointe l’absence de précisions sur les rendements ou sur l’allocation concrète des capitaux. Il rappelle l’exemple d’Eurotunnel dans les années 1980, projet présenté à l’époque comme porteur, mais qui a fait perdre jusqu’à 90 % de leur mise à certains actionnaires particuliers, un échec doublé d’un scandale.
De son côté, le stratégiste boursier indépendant Nicolas Chéron estime que toute offre financière doit mentionner clairement ses risques, ses modalités et son rendement. Or, dans le cas de ce fonds de 450 millions d’euros, la rémunération reste inconnue.Les particuliers se voient proposer de mettre leur argent dans une enveloppe ambitieuse, mais sans réel plan détaillé. Quelle entreprise ou fonds d’investissement serait autorisé à proposer un placement aussi opaque, sans objectifs de rentabilité clarifiés ni garanties solides pour protéger l’épargnant ? À l’évidence, ce montage financier nourrit la méfiance : on demande aux Français de bloquer leurs économies pendant cinq ans, sans leur préciser la destination exacte des fonds ni la rémunération attendue.
Outil de souveraineté ou piège grossier ?
Les partisans de l’initiative gouvernementale défendent l’idée qu’une industrie de Défense dynamique protégerait l’indépendance militaire du pays, d’autant plus que certaines grandes entreprises françaises ont été, ces dernières années, rachetées par des investisseurs étrangers. Du point de vue de l’exécutif, mobiliser l’épargne nationale renforcerait également le sentiment d’adhésion collective aux impératifs de sécurité et d’autonomie stratégiques.
Cependant, les détracteurs crient au subterfuge : que reste-t-il des bénéfices pour les Français si l’essentiel des plus-values issues de ces placements n’est pas garanti et que l’on pourrait imposer plus tard de nouvelles taxes sur les flux financiers ? Certains soulignent aussi que la « modernisation » de l’armement ne crée pas immédiatement de richesse concrète pour la population, surtout si, comme le souligne Marc Touati, la main-d’œuvre qualifiée se fait rare et que le retour sur investissement risque de se faire attendre.
Les craintes liées aux finances publiques
Sur le plan macroéconomique, le gouvernement mise sur l’espoir de voir la croissance nationale remonter à un niveau suffisant pour absorber les dépenses militaires, sans recourir à une hausse des impôts. Le problème, c’est que l’endettement de la France se creuse, et que l’écart entre les taux d’intérêt et la rentabilité économique peut devenir insoutenable.
D’après Marc Touati, « nous pourrions atteindre les 90 milliards en 2027, soit le montant souhaité par Emmanuel Macron pour le budget de la défense ». Cette remarque souligne une contradiction : plus la dette publique s’alourdit, plus la charge des intérêts rogne la marge de manœuvre budgétaire pour financer les armées.
En résumé, l’annonce faite par Eric Lombard sur TF1, ce 20 mars, d’un nouveau produit d’épargne destiné à la Défense semble être un prolongement d’une politique générale où l’exécutif entend mobiliser capitaux publics et privés. Néanmoins, de nombreux spécialistes et observateurs y perçoivent une option hasardeuse, mal balisée et potentiellement défavorable aux épargnants. Les interrogations portent sur le rendement effectif, la sécurité de l’investissement et, plus largement, la stratégie budgétaire d’un État déjà fortement endetté.
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