« Les 792 agences de l’État permettent d’offrir en grand nombre des postes très bien rémunérés aux hauts fonctionnaires ». Le message de l’économiste Philippe Herlin, posté sur X, assène un uppercut à la partie la plus feutrée de la machine publique. Il suggère que ces entités jouent le rôle discret d’aires de stationnement dorées pour cadres supérieurs administratifs, tout en siphonnant l’argent de ceux qui remplissent réellement la caisse : les contribuables et les entreprises. Passons le paysage au révélateur budgétaire.
792 agences : l’État en version millefeuille
Selon la Fondation iFRAP, le territoire français abrite 792 agences ou organismes assimilés. Dans cette forêt dense, 434 structures portent officiellement l’étiquette « opérateur de l’État ». Leur mission affichée ? Gérer des politiques publiques jugées trop techniques ou ponctuelles pour des ministères jadis pléthoriques. Leur mission réelle, à en croire les chiffres, consiste surtout à absorber des cohortes de catégories A+ que les organigrammes traditionnels n’arrivent plus à loger.
Des salaires hors gabarit pour des fonctions en mode fantôme
Les rapports de la DGAFP fournissent la bande-son chiffrée. En 2022, le salaire brut moyen d’un agent A+ dans l’État « strict » atteint 5 804€ — déjà le double du salaire moyen français. Mais chez les opérateurs, la moyenne des dix rémunérations les plus élevées bondit à 7 198€ la même année et reste encore à 6 693€ en 2023. Pis : 71 opérateurs dépassent 10 000€ mensuels pour leur « top 10 ».
On objectera que ces montants couvrent des postes hautement spécialisés. Sauf que les intitulés de mission ressemblent souvent au menu dégustation d’un restaurant moléculaire : on paie très cher, on repart avec la sensation d’avoir surtout vu de la mousse. Entre comités de pilotage, observatoires, ou tâches d’« accompagnement de la transition », les livrables concrets sont aussi rares qu’un discours ministériel sans mensonges.
Les opérateurs, coulisses d’une gentrification budgétaire
Pourquoi une telle inflation salariale ? D’abord parce que ces entités échappent partiellement aux grilles indiciaires classiques. Les dirigeants obtiennent des compléments « contractuels » censés rapprocher l’État du privé… sans jamais exiger le même niveau de résultat. Ensuite, l’opérateur sert d’amorti social : lorsqu’un ministère réduit ses effectifs, il détache les chefs vers une agence amie. La dépense ne baisse pas, elle migre.
La DGAFP recense 4 340 agents occupant le créneau le plus élevé des opérateurs. Plus de la moitié vient de l’enseignement supérieur et de la recherche : normal, ces secteurs cultivent l’art de multiplier les organismes satellites. Le reste provient de l’inspection, du contrôle, ou de corps très capés, ravis d’y trouver une atmosphère moins exposée à la grogne des citoyens.
Quand l’Europe donne le la
Le phénomène ne s’arrête pas à Paris. La Commission européenne affectionne elle aussi les agences : stratégie du « bras séculier », où la responsabilité politique se dissout dans le vernis « technique ». On multiplie bureaux, directeurs exécutifs et indemnités. Les capitales suivent, car il est plus simple d’expliquer la création d’une nouvelle structure à Bruxelles qu’à l’Assemblée.
Résultat, la France finance deux fois. Une première via le budget européen, une seconde via ses propres agences inspirées du même moule. Cascade de niveaux, cascade de rémunérations ; l’eau de la dette ruisselle mais ne s’évapore jamais.
Les réformes promises : changement cosmétique ?
Amélie de Montchalin, ministre chargée des Comptes publics, a dévoilé en avril 2025 un plan pour fusionner, supprimer ou rebudgétiser environ un tiers des opérateurs hors enseignement supérieur. Sur les 145 structures annoncées, personne ne peut encore lister lesquelles seront vraiment liquidées. Les spécialistes du Quai d’Orsay misent sur un simple changement d’étiquette, on renomme, on conserve les postes, on garde la note, bref, c’est toujours la même chansonnette derrière la dernière couche de peinture.
Les syndicats préparent déjà la parade en invoquant la « continuité du service public ». Traduction : chaque poste supprimé doit être reclassé. Les intéressés passeront donc d’un fromage crémeux à une tomme affinée, sans perdre une miette de croûte pécuniaire. La réduction de la dépense s’annonce aussi tonique qu’un expresso décaféiné.
Pourquoi le citoyen paie la note
Le contribuable français verse déjà 46% de son PIB en prélèvements obligatoires. Il finance la sécurité, l’école, l’hôpital et, en prime, un réseau d’agences dont l’utilité n’apparaît qu’au moment de boucler les bilans. Lui expliquer qu’un chef de service touche l’équivalent de huit SMIC pour superviser un « observatoire de la résilience territoriale » relève de la provocation de comptoir.
Les économistes rappellent que l’effet d’éviction n’est pas qu’un concept de manuel. Chaque euro immobilisé dans un poste A+ est un euro de moins pour moderniser un service opérationnel ou réduire la dette publique, laquelle approche 3 165 milliards d’euros (112% du PIB). La Banque centrale européenne maintiendra ses taux plus haut si les États dépensiers n’apportent aucune preuve d’assainissement. Cercle vicieux : plus la charge de la dette grimpe, moins il reste de marge pour le reste.
Addition salée
Imaginez qu’un cabinet de conseil propose à un client privé de créer 792 filiales pour « fluidifier » la gestion interne. Le conseil d’administration dégainerait immédiatement le livre V du Code de commerce. Dans le secteur public, la même absurdité se pare des atours de l’innovation institutionnelle. On baptise un machin « Agence nationale de la cohésion territoriale », on lui octroie cinquante ETP de catégorie A+, et on publie un rapport PDF de 200 pages que personne ne lit, hormis peut-être le chat du documentaliste.
Certains directeurs bénéficient même d’une « convention de rupture » lorsqu’ils quittent le navire : l’indemnité moyenne tutoie 100 000€, validée par un contrôleur budgétaire qui, par une coïncidence sûrement fortuite, finira un jour directeur financier dans une autre agence.
Que faire ? D’abord, rendre publics les rapports d’activité au format exploitable (CSV, pas seulement PDF scanné) et les croiser automatiquement avec les objectifs fixés. Ensuite, appliquer la règle zéro doublon : toute mission accomplie par une agence doit démontrer qu’aucun service ministériel ne peut produire l’équivalent. Enfin, conditionner la rémunération variable des dirigeants à une matrice de résultats, avec pénalités en cas d’échec. Ces mesures ne nécessitent pas un big-bang législatif ; juste un peu de courage politique.
Le fromage reste hors d’atteinte
Les opérateurs de l’État et leurs cousins européens forment un écosystème où l’entre-soi côtoie la technostructure, le tout irrigué par un flux budgétaire continu. Les tentatives de régime minceur restent timides ; elles consistent davantage à changer l’étiquette du potimarron qu’à en réduire la portion. Tant que la transparence intégrale des coûts et des livrables ne sera pas imposée, la France conservera un secteur public obèse et stratifié, dans lequel les hauts fonctionnaires trouvent un refuge payant.
La vraie question est moins « combien ça coûte ? » que « combien de temps l’opinion acceptera-t-elle de payer ? ». Quand la réponse tombera, peut-être alors l’État retrouvera-t-il une silhouette respirant la santé et inspirant la confiance. En attendant, les « fromages » se portent bien ; ils gagnent même en onctuosité. Pour le citoyen, l’addition est déjà sur la table, elle s’appelle dette, intérêts et sacrifices à venir.
Connexe : Budget en faillite, État en surcharge : il est temps d’alléger la fonction publique
Source : iFrap.org
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