Mutualisation des dettes : le coup d’État monétaire de l’Union européenne

Modifié le - Auteur Par Tony L. -
Mutualisation des dettes : le coup d’État monétaire de l’Union européenne

Des dettes nationales transformées en dette commune

Depuis 2020, l’Union européenne et la Banque centrale européenne (BCE) ont enclenché un mouvement inédit de mutualisation de la dette publique des États membres. Autrement dit, des mécanismes permettent désormais de mettre en commun les emprunts publics, faisant peser collectivement sur l’ensemble des pays de la zone euro des dettes jusque-là strictement nationales. Cette évolution, longtemps taboue, s’est accélérée de 2023 à 2025 avec de nouvelles initiatives discrètes mais déterminantes.

Le plan de relance européen NextGenerationEU lancé en 2020 a été le premier pas majeur.

Pour financer 750 milliards d’euros de subventions et de prêts post-Covid, la Commission européenne a émis, pour la première fois de l’histoire de l’UE, des emprunts communs au nom des Vingt-Sept​. Concrètement, Bruxelles s’endette sur les marchés et redistribue les fonds aux États, dont près de la moitié sous forme de subventions directes. Cela revient à créer une dette mutualisée européenne, chaque État étant garant in fine du remboursement via le budget de l’UE. En 2023, environ 150 milliards d’euros d’obligations européennes avaient déjà été émises chaque année dans ce cadre. Officiellement « temporaire », ce dispositif pose pourtant les bases d’une « Europe de la dette » s’inscrivant dans la durée.

Sur cette lancée, d’autres outils communs ont vu le jour.

  • Le programme SURE (2020) a permis à l’UE d’emprunter 100 milliards d’euros pour aider les régimes de chômage partiel nationaux.
  • En 2022, la BCE a créé l’Instrument de protection de la transmission (TPI), un filet de sécurité destiné à acheter massivement les obligations d’un pays en difficulté financière afin d’enrayer une spéculation à la hausse des taux d’intérêt​. Ce TPI, jamais activé à ce jour, équivaut à une garantie illimitée offerte aux États jugés fragiles : la BCE se tient prête à racheter leur dette si les marchés s’affolent – une forme de mutualisation implicite du risque souverain, puisque l’ensemble de la zone euro ferait bloc derrière le maillon faible.
  • Dernier avatar en date : en mars 2025, la Commission a proposé un mécanisme de prêts communs pour la défense, baptisé SAFE (Security Action for Europe). Cet instrument prévoit 150 milliards d’euros d’emprunts européens pour financer les armées des États membres​. Là encore, l’Union emprunterait au nom de tous pour prêter aux pays, cette fois afin d’accélérer les achats d’armements en commun.

De fait, plus aucun domaine n’échappe à la logique du « quoi qu’il en coûte » européen, du sauvetage économique post-COVID à la sécurité militaire, en passant par l’énergie (le plan REPowerEU intègre aussi des fonds issus d’emprunts de l’UE).

Ce basculement est si marqué que même les responsables politiques autrefois prudents en redemandent.

Bruno Le maire oeuvre pour l’Europe Fédérale à travers la dette

Ainsi, Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie jusqu’en 2024, a plaidé en avril 2025 pour généraliser cette mutualisation. Il appelle Bruxelles à étudier la mise en commun de toutes les dettes publiques dépassant 50 % du PIB de chaque pays​. Cette proposition choc reviendrait à faire prendre en charge par l’UE la moitié environ de l’endettement de chaque État membre – une étape décisive vers de véritables euro-obligations fédérales. L’ancien ministre suggère aussi de fusionner les dettes européennes existantes (emprunts du plan de relance et de la Banque européenne d’investissement) en un seul marché obligataire européen​.

Autrement dit, créer une « méga-dette » européenne bien identifiée, concurrençant le Trésor américain. Pour Bruno Le Maire et d’autres partisans, ce serait un moyen de renforcer l’euro face au dollar et de financer moins cher les investissements communs.

Traités bafoués et acrobaties juridiques

Le problème ?

Ces mécanismes de mutualisation heurtent de front le droit en vigueur. Les traités européens, en l’occurrence le Traité sur le fonctionnement de l’UE, comportent une clause explicite – le fameux article 125 – interdisant à un État de prendre en charge les engagements financiers d’un autre. Cette « clause de no bail-out » proscrit formellement toute mise en commun des dettes publiques entre pays de la zone euro​. Elle a été conçue pour que chacun reste responsable de ses finances, sans mécanisme de transferts budgétaires automatiques. En outre, les traités stipulent que le budget de l’UE doit être à l’équilibre et financé par des ressources propres (articles 310 et 311 TFUE) – ce qui exclut en principe que Bruxelles s’endette pour dépenser.

Or, en émettant 750 milliards d’euros de dette commune de long terme (jusqu’en 2058) via NextGenerationEU, l’UE a allègrement franchi la ligne rouge.

Des juristes pointent que cette opération viole l’esprit sinon la lettre des traités, puisqu’elle crée de facto une solidarité financière entre Trésors nationaux, contraire à l’article 125. En clair, si un État ne rembourse pas sa part, les autres paieront pour lui – exactement ce que les traités voulaient éviter. « La mutualisation des dettes des États-membres n’est pas permise par les traités européens et impliquerait un transfert de la responsabilité budgétaire des États vers l’Union » rappelle ainsi un expert en droit public.

Preuve que les architectes du plan de relance en étaient conscients : ils ont dû faire ratifier par chaque parlement national une décision d’exception autorisant cet emprunt géant, en contournant les traités via une base juridique alternative.

En Allemagne, les juges de la Cour de Karlsruhe ont même suspendu provisoirement la ratification du plan en mars 2021, dubitatifs face à cette Europe débordant son cadre légal. Finalement, sous forte pression politique, ils ont levé leur veto, mais non sans avertir que cette mutualisation massive posait de graves questions de constitutionnalité.

En effet, la Constitution allemande (Loi fondamentale de 1949) est l’autre obstacle de taille. Gardienne sourcilleuse de la souveraineté budgétaire, elle consacre le principe d’autonomie du Bundestag en matière fiscale et de dépenses publiques. Toute participation de l’Allemagne à un mécanisme illimité de dette commune pourrait être jugée contraire à ce principe, qui est intangible. La Cour de Karlsruhe a d’ailleurs martelé, à propos des achats de dettes par la BCE, qu’elle voyait d’un œil très critique ces initiatives brouillant la frontière entre politique monétaire et aide budgétaire aux États. En mai 2020, elle a jugé « douteuse » la compétence de la BCE pour racheter massivement des titres publics, estimant que cela outrepasse potentiellement le mandat monétaire pour empiéter sur un soutien financier prohibé. Les juges allemands ont même accusé la Cour de justice de l’UE d’avoir, par une interprétation trop laxiste des traités, ouvert la voie à une “érosion continue des compétences des États membres”​. En d’autres termes, ce qui se trame revient à modifier en douce l’équilibre des pouvoirs fixé par les traités – un forçage juridique assimilable à un passage en force antidémocratique. La Cour constitutionnelle fédérale l’a exprimé sans détour : l’interprétation très large faite par les institutions européennes « équivaut à une modification » non autorisée des traités.

Face à ces écueils, les tenants de la mutualisation ont adopté une stratégie d’acrobaties juridiques et de sémantique. On parle de « facilités », d’« instrument exceptionnel » ou de « prêts de l’UE » plutôt que d’Eurobonds ou de transferts financiers, afin de ne pas prononcer le mot interdit. Techniquement, la dette NextGenerationEU est contractée par la Commission au nom de l’Union (autorisé par un article des traités qui n’avait jamais servi à cela), et non par les États qui se porteraient caution les uns des autres. Cette feinte juridique permet de dire que ce n’est pas “la dette d’un État reprise par d’autres”, ce que prohibe l’article 125, mais une dette nouvelle de l’UE elle-même. Distinction subtile… et pour le moins contestable, puisque l’UE n’a pas de ressources propres suffisantes pour rembourser sans solliciter à nouveau les États contributeurs. Le coup d’État monétaire tient précisément à ce tour de passe-passe : contourner l’esprit des lois européennes sans les changer formellement, en s’appuyant sur l’urgence des crises pour engranger de nouvelles prérogatives financières. Comme un magicien qui distrait le spectateur pendant qu’il sort le lapin du chapeau, Bruxelles et la BCE ont profité de la panique pandémique puis géopolitique pour imposer cette révolution budgétaire, sans mandat démocratique explicite.

Souveraineté contournée et démocratie mise à l’écart

Cette dynamique de mutualisation s’apparente à un changement de régime financier imposé d’en haut, avec la complicité des gouvernements nationaux. Aucun citoyen européen n’a voté pour que l’UE devienne co-emprunteur de la dette de son pays.

En France, par exemple, le sujet n’a quasiment pas été débattu au Parlement en 2020 : le gouvernement et l’opposition, hormis de rares voix, ont acté sans consultation populaire ce tournant historique. Pourtant, mutualiser les dettes engage la nation pour des décennies. Cela signifie potentiellement accepter que d’autres capitales (Berlin, Bruxelles…) aient leur mot à dire sur les finances publiques françaises, puisque désormais nos risques sont partagés.

C’est donc un abandon de souveraineté qui ne dit pas son nom.

Le scénario d’une “fédération de la dette” orchestrée par les technocrates européens rappelle à certains égards un coup d’État institutionnel. Les règles du jeu sont modifiées sans révision formelle des traités ni référendum. Les élites politiques françaises et allemandes, traditionnellement garantes du bon respect des traités, se trouvent ici complices actives. Paris, depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron, pousse ardemment à davantage de « solidarité financière » européenne. Berlin, autrefois farouchement opposé aux euro-obligations, a fini par céder sous Angela Merkel en 2020 – non sans s’assurer que l’opération serait présentée comme « unique et exceptionnelle ».

Mais on le voit : l’exception tend à devenir la norme. Le gouvernement d’Olaf Scholz et son ministre libéral des Finances Christian Lindner tentent bien de freiner une pérennisation de l’emprunt commun, mais la machine est lancée. Même la Cour de Karlsruhe, malgré ses remontrances, a dû plier devant la raison d’État européenne. Au final, la souveraineté budgétaire glisse insensiblement vers Bruxelles et Francfort, sans qu’aucun peuple n’ait explicitement donné son accord à cette union de transferts.

L’ironie mordante de la situation est que ce rapt de souveraineté se fait au nom de l’efficacité et de la protection des citoyens. On leur promet monts et merveilles : l’Europe les sauverait des crises en « partageant le fardeau », l’euro en sortirait plus fort internationalement, etc. Sauf que, dans les faits, les citoyens paieront l’addition d’une façon ou d’une autre. Les juges allemands l’avaient relevé dès 2020 en critiquant les rachats de la BCE : ces politiques ont des effets collatéraux concrets sur « pratiquement tous les citoyens » en Europe.

Pour les Français, une facture et des risques bien réels

Quelles sont, très concrètement, les conséquences de cette mutualisation forcée pour les Français ?

  1. D’abord financières. En tant que deuxième économie de l’euro, la France est l’un des principaux garants des dettes européennes. Sur les 750 milliards du plan de relance, Paris devrait au final contribuer à hauteur d’environ 20 % au budget commun qui les remboursera. Certes, la France a reçu en retour une quarantaine de milliards d’euros de subventions pour son propre plan de relance national. Mais si un pays bénéficiaire faisait défaut ou si un nouveau choc imposait de renflouer le pot commun, le contribuable français serait mis à contribution bien au-delà de ce qu’il a touché. En mutualisant, on mutualise aussi les risques : la dette italienne ou grecque, par exemple, devient un peu la nôtre. Ce transfert de risque est lourd de conséquences. C’est la porte ouverte à ce que les épargnants français supportent indirectement les défaillances d’autres États via l’impôt ou l’inflation.
  2. Justement, l’inflation est l’autre coût caché. La BCE a fait tourner la planche à billets depuis 2015 pour acheter des dettes publiques (quantitative easing), gonflant son bilan à plus de 25 % du PIB de la zone euro détenu en obligations d’État​. Cette orgie monétaire, tolérée au titre de circonstances exceptionnelles, a contribué à la flambée des prix récente. En 2022-2023, l’inflation en France a atteint des sommets inédits depuis 40 ans, rognant sévèrement le pouvoir d’achat des ménages. Or qui dit inflation dit “taxe” déguisée sur le peuple : la valeur de l’argent fond, ce qui avantage le débiteur (ici les États surendettés) au détriment du créancier ou de l’épargnant (le citoyen moyen)​. En mutualisant les dettes par la BCE, on a donc organisé un transfert discret de richesse : les détenteurs de capitaux et les salariés payent via la hausse des prix la sauvegarde des États dispendieux. Pour les Français, cela s’est traduit par une perte de pouvoir d’achat et de rendement de leur épargne (Livret A à taux réel négatif, etc.).
  3. Autre conséquence possible : de nouvelles taxes et restrictions budgétaires. Qui remboursera en dernier ressort les emprunts européens ? L’UE n’ayant pas de pouvoir de lever l’impôt classique, ce seront soit les États (donc leurs contribuables), soit des prélèvements spécifiques créés pour l’occasion. D’ailleurs, dès 2021, une “contribution plastique” a été instaurée : chaque État doit verser 0,80 € par kilo de déchets plastiques non recyclés, un coût répercuté sur les industriels et in fine sur les consommateurs. D’autres ressources propres européennes sont sur la rampe de lancement pour rembourser la dette commune : part des recettes du marché du carbone, taxe carbone aux frontières de l’UE, futur impôt mondial sur les multinationales, etc.​. Tout cela, ce sont de nouveaux prélèvements qui, au bout du compte, seront supportés par les citoyens européens, y compris français. Parallèlement, pour rassurer les pays « frugaux » du Nord qui acceptent du bout des lèvres la mutualisation, la France s’est engagée à un retour à l’orthodoxie budgétaire plus rapide. Bruxelles prévoit de réactiver dès 2024 des règles plus strictes de réduction de la dette publique. Autrement dit, plus d’austérité à prévoir : dépenses publiques comprimées, réformes structurelles potentiellement impopulaires (retraites, prestations sociales), le tout surveillé de près par la Commission. Les Français pourraient ainsi subir une double peine : payer pour les dettes européennes tout en se voyant imposer chez eux des politiques d’austérité pour contenir la leur, afin de ne pas faire dérailler l’édifice commun​.
  4. Enfin, il y a un enjeu de liberté et d’indépendance. En acceptant ce mariage forcé des dettes, la France abandonne une part de sa marge de manœuvre. Demain, si elle voulait mener une politique budgétaire expansive pour relancer son économie ou financer un grand projet national, pourrait-elle encore le faire librement ? Pas sûr, car toute divergence mettrait en danger l’ensemble et serait immédiatement corrigée par des pressions européennes. On l’a vu lors de la crise grecque : partager une monnaie sans partager entièrement les choix politiques mène à des tensions extrêmes. Avec la dette mutualisée, le chantage pourrait s’inverser – cette fois ce seraient les contributeurs nets qui exigeraient des comptes aux pays dépensiers. La France, potentiellement contributrice nette au budget commun, se retrouverait à perdre sur tous les tableaux : ni totalement souveraine pour elle-même, ni protégée des appels à l’aide extérieurs.

Vers une Europe de la contrainte financière avec l’Europe Fédérale

Ce tableau sombre d’un « coup d’État financier » organisé par la BCE et l’UE n’a rien d’une théorie conspirationniste : c’est la réalité des faits et des textes.

En contournant les traités et les Constitutions, les dirigeants européens ont enclenché un engrenage. La dynamique actuelle mène vers toujours plus de dette commune – aujourd’hui pour la relance et la défense, demain peut-être pour la transition climatique ou un budget de la zone euro. Chaque crise sert de prétexte pour accroître l’intégration financière sans consulter directement les peuples. On peut y voir la marche vers un fédéralisme budgétaire assumé, ou au contraire s’inquiéter de cette fuite en avant hors sol.

Ce qui est certain, c’est que la période 2023-2025 aura été décisive : l’interdit de la mutualisation est tombé. Désormais, il appartient aux citoyens d’ouvrir les yeux sur les implications de ce grand basculement. Car une construction européenne qui avance à coups de décisions technocratiques non validées démocratiquement prend le risque de se couper encore davantage de ses peuples. Et les Français, en particulier, feraient bien de se saisir du sujet : il en va de leur argent, de leur prospérité future et de la capacité de la France à décider seule de son destin économique. En d’autres termes, l’addition du « coup d’État monétaire » se paiera en monnaie bien réelle – celle des libertés et du niveau de vie. Il n’est pas interdit d’en débattre, avant que les dés ne soient définitivement jetés.

Sources : NextGenerationEU, plan de relance européen – Commission européenne; Cour constitutionnelle allemande, décision du 5 mai 2020 – analyse Actu-Juridique; Telos, La Cour de Karlsruhe, ennemie de l’intégration ? – analyse des traités; Sénat français, rapport L’avenir des dettes publiques – mutualisation et contreparties​; Le Figaro/AFP – propos de Bruno Le Maire du 19/04/2025; Toute l’Europe – ressources propres de l’UE (taxe plastique, etc.); Le Point – présentation du programme SAFE.

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Par Tony L.

Passionné de technologie, Tony vous propose des articles et des dossiers exclusifs dans lesquels il partage avec vous le fruit de ses réflexions et de ses investigations dans l'univers de la Blockchain, des Cryptos et de la Tech.

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