
Petit Bateau, marque troyenne née en 1893 et devenue l’un des symboles du savoir-faire textile français, s’apprête à passer sous pavillon américain. Le 4 septembre 2025, le groupe Yves Rocher a annoncé avoir retenu Regent, fonds d’investissement basé à Beverly Hills, comme repreneur pressenti de la marque. La procédure suit son cours : consultation des représentants du personnel, finalisation des conditions, absence de montant public. Officiellement, Yves Rocher explique qu’il se recentre sur son cœur de métier, la cosmétique, et que Regent promet de préserver l’identité de Petit Bateau. Dans les faits, un patrimoine industriel français change de pavillon.
Une illusion de sauvetage à haut prix
Certes, certains affirment que si un repreneur français avait été trouvé, la marque aurait fini délocalisée — à Madagascar ou au Maghreb. Ce genre d’argument revient à normaliser l’abandon d’un actif historique et n’apporte aucune garantie durable sur l’emploi, la filière, ni les centres de décision. Dire que « cela évite un redressement judiciaire » n’est pas un projet industriel : sans conditions fermes, l’avenir reste dicté par un tableur financier et une logique de sortie à quelques années.
Quelle est la portée de ce transfert ?
- Regent promet de respecter « les traditions artisanales » et « l’esprit français » de Petit Bateau. Ces engagements restent généraux, sans jalons ni métriques opposables.
- L’activité, elle, est bien réelle : plusieurs sites en France dont l’historique Saint-Joseph à Troyes, une usine à Marrakech, et un volume de production qui se compte en dizaines de millions de pièces par an. La maison emploie environ 2 400 personnes au total, dont une part substantielle en France.
- La structure industrielle est mixte : une partie du tricotage/teinture se fait à Troyes, l’assemblage est majoritairement localisé au Maroc et chez des partenaires en Afrique du Nord et en Europe de l’Est. Ces choix de sourcing ne datent pas d’hier ; justement, ils appellent un cap industriel clair sur ce que l’on veut maintenir et développer en France.
Petit Bateau en chiffres et en production
- Histoire : origines remontant à 1893 à Troyes ; dépôt de la marque en 1920 ; entrée dans le giron Rocher en 1988.
- Emploi : de l’ordre de 2 400 salariés dans le monde, avec un noyau important en France.
- Production : tricotage/teinture encore réalisé en grande partie à Troyes ; fabrication/assemblage majoritairement au Maroc, avec des compléments chez des partenaires en Afrique du Nord et en Europe de l’Est.
- Volumes : des dizaines de millions de pièces sortent chaque année (gamme enfants, mais aussi adultes depuis les années 1990).
Ces éléments rappellent une réalité : il reste en France des savoir-faire rares (matières, teinture, contrôle qualité, mise au point des modèles), donc des emplois qui ne se reconstituent pas d’un claquement de doigts si l’écosystème se délite.
Qui est Regent et quel est son mode opératoire
Regent est un fonds d’investissement multi-secteurs basé à Beverly Hills, spécialisé dans les « carve-outs » et reprises de marques patrimoniales. Dans l’univers mode/retail, le fonds a repris DIM (portefeuille Hanes Europe Innerwear : Dim, Playtex, Shock Absorber…), Club Monaco (cédé par Ralph Lauren), La Senza (cédée par L Brands/Victoria’s Secret), et plus récemment Bally (cédé par JAB). Le schéma récurrent est clair : séparation d’avec un groupe, recentrage, rationalisation, puis revente après quelques années.
Rien d’illégal ; mais pour un actif français, cela signifie qu’on remplace une stratégie industrielle par une stratégie de portefeuille. Sans clauses robustes, l’emploi local est soumis à la rentabilité court-terme.
« Les Américains aiment ces vêtements de luxe pour enfants » ?
La marque a une présence internationale ancienne, y compris aux États-Unis. Qu’un repreneur américain voie une opportunité commerciale n’a rien d’étonnant : le segment premium pour enfants y existe. Ce qui compte pour la France, ce ne sont pas les ventes aux USA en tant que telles ; ce sont les centres de décision, l’ancrage des équipes style/industrialisation, l’investissement dans les sites de Troyes, la stabilité des effectifs, et la capacité à maintenir une chaîne d’approvisionnement pilotée depuis la France.
« On a évité le pire » ou l’exigence de preuves
Affirmer que « les emplois français sont sauvegardés » n’a de valeur que si des mécanismes opposables existent :
- Clauses d’emplois chiffrées et datées,
- Plan d’investissements sur les sites français,
- Maintien/développement des fonctions à haute valeur (style, R&D matières, prototypage),
- Indicateurs publics (effectifs, CAPEX, part de production réalisée/maîtrisée en France).
Sans ces garde-fous, parler de « sauvetage » reste performatif.
L’État dit contrôler… mais laisse transmettre
Le contrôle des investissements étrangers (IEF) s’est renforcé (seuil de 10% pérennisé pour les sociétés cotées, élargissement des secteurs, hausse des autorisations assorties de conditions). Pourtant, les cessions se multiplient. La France encadre, mais accepte. On nous explique qu’« il vaut mieux un repreneur solide ». Très bien : alors exigeons des engagements publics et vérifiables, et refusons les dossiers qui n’en ont pas. Sur Petit Bateau, la balle est dans le camp des autorités : sécurité économique, souveraineté industrielle, emploi, formation — soit la France imprime des conditions, soit elle acte un « laisser-faire ».
Le mécanisme français de contrôle des investissements étrangers existe donc bel et bien et sur le papier, l’arsenal est en effet là. Mais dans la réalité, on voit s’enchaîner des cessions d’actifs stratégiques à des acteurs qui n’ont pas vocation à ancrer durablement la décision en France. L’intérêt national est relégué derrière la facilité : on transforme des maisons patrimoniales en lignes d’un portefeuille.
Céder Petit Bateau, c’est aussi fragiliser un maillon clef de la « maille » française à Troyes. Laisser filer ces centres de compétence, c’est amoindrir la capacité du pays à former, produire, et exporter du textile de qualité. Tant que les choix politiques privilégient la sortie à court terme et la cession, le scénario se répète.
Une industrie bradée depuis 2014
Les critiques abondent : depuis qu’Emmanuel Macron est devenu ministre de l’Économie (2014), puis président, de nombreux groupes industriels historiques français ont basculé vers des investisseurs américains. Parmi eux : Alstom (énergie) racheté par GE, Technip basculé dans TechnipFMC, Latécoère pris par un fonds US, Webhelp absorbé par Concentrix, ESI Group acquis par Keysight, Albioma repris par KKR, Linxens acheté par Bain Capital, Inetum acheté par Bain Capital, Vexim repris par Stryker, Talend racheté par Thoma Bravo… et des dizaines de TPE/PME avalées discrètement. Cette tendance traduit un désengagement progressif, mais massif, du tissu industriel national au profit de comptes étrangers.
Les de fleurons français cédés depuis 2014
- 2014–2015 : branche énergie d’Alstom cédée à General Electric (turbines Arabelle parties chez GE), avant un rachat partiel par EDF finalisé le 31 mai 2024.
- 2017 : Technip fusionne avec FMC pour donner TechnipFMC (siège côté UK/US), puis scission et création de Technip Energies en 2021.
- 2017–2018 : Vexim (dispositifs médicaux) repris par Stryker (États-Unis).
- 2019 : Latécoère passe sous contrôle de Searchlight Capital (US).
- 2021 : Talend repris par Thoma Bravo (US).
- 2022 : Albioma (énergies renouvelables) racheté par KKR (US).
- 2022 : Inetum (services numériques) racheté par Bain Capital (US).
- 2022 : Linxens (composants pour cartes/IoT) repris par Bain Capital (US).
- 2023–2024 : ESI Group (logiciels de simulation) acquis par Keysight (US).
- 2023 : Webhelp absorbé par Concentrix (US).
- 2024–2025 : Opella (santé grand public de Sanofi, Doliprane inclus) : cession d’un contrôle de 50% à CD&R (US), avec intervention de l’État (Bpifrance minoritaire) et engagements d’emploi/production.
La liste ci-dessus, non exhaustive, atteste une lame de fond : on perd des actifs, des sièges, de la décision.
Un constat au goût amère
Ce dossier n’est pas un cas isolé : c’est un symptôme. À force d’accepter que des maisons historiques deviennent des pions d’arbitrages financiers, la France s’appauvrit en centres de décision, en compétences, en visions industrielles de long terme. Sans contreparties écrites, chiffrées, publiques et contrôlées, la promesse de « continuité » reste fragile.
On nous dira que « le marché » a tranché. Mais une politique industrielle, ce n’est pas regarder passer les deals ; c’est fixer des conditions, protéger et développer un capital productif national, assumer la préférence pour l’investissement patient. Si rien ne change, le prochain communiqué ressemblera au précédent : une marque de plus lève l’ancre, et la France s’appauvrit d’un atelier, d’un bureau d’étude, d’un savoir-faire.
La vente de Petit Bateau, menée sans véritable débat public ni feuille de route industrielle chiffrée et contrôlable, incarne la pente glissante suivie depuis une décennie. On substitue une promesse de « dynamique de croissance » à des obligations concrètes sur l’emploi, l’investissement, la R&D et la localisation des centres de décision. À force de traiter ces marques comme des actifs interchangeables, la France s’expose à une érosion silencieuse : compétences, sous-traitants, ancrage territorial.