
Lorsque les frères Pierre et Thibaut de la Grand’rive enregistrent Delos en août 2023, leur entourage se demande comment deux jeunes diplômés – Polytechnique pour l’aîné, Iéseg pour le cadet – pourraient faire une place à leur suite logicielle dans un secteur occupé par Workspace et Office 365. Moins de vingt-quatre mois plus tard, la start-up affiche 10 000 utilisateurs actifs, près de 200 entreprises clientes et une équipe passée de deux à cinquante-quatre personnes. Le pari n’était donc pas déraisonnable ; il reposait sur une idée simple : rassembler, derrière une même interface, tous les services qu’un employé de bureau utilise au quotidien et leur adjoindre, en coulisse, la meilleure intelligence artificielle disponible du moment.
Une plateforme unifiée plutôt qu’un puzzle d’extensions
Delos prend la forme d’un navigateur web dédié. Le salarié y trouve actuellement sept applications :
- Assistant – un champ de texte où l’on soumet ses requêtes aux grands modèles de langage.
- Docs – traitement de texte collaboratif doté d’une fonction de reformulation contextuelle.
- Scribe – génération de procès-verbaux en temps réel pendant les réunions vidéo.
- Recap – résumés automatiques de courriels ou de longs PDF internes.
- Explore – moteur de recherche sémantique dans le drive de l’entreprise.
- Trad – traduction instantanée avec prise en compte du jargon métier.
- News – veille personnalisée, branchée sur la presse et les bases brevets.
L’utilisateur ignore quel modèle – GPT-4o, Claude 3, Mistral Large ou Llama 3 – travaille en coulisse ; un orchestrateur développé maison choisit le plus performant selon la tâche (langue, longueur, degré de créativité requis). Cette approche hybride évite de réentraîner un modèle propriétaire et réduit les coûts d’inférence d’un facteur huit comparé à une solution monopole.
Alma, la voix comme télécommande universelle
Au printemps 2025, Delos ajoute Alma, une couche vocale qui transforme le poste de travail en interlocuteur. On dicte : « Trouve le devis de la société Mercure signé en janvier et prépare-moi un résumé » ; quelques secondes plus tard, le document et une synthèse sont ouverts dans Docs. On peut enchaîner avec « Envoie-le à Clara avec un message de validation » : le courriel est rédigé, prêt à être vérifié. Cette orchestration vocale intéresse surtout les directions opérationnelles, peu enclines à multiplier les raccourcis clavier ou les fenêtres.
Architecture souveraine et frugale
Les requêtes restent sur le territoire français, hébergées dans les data-centres de Scaleway, tandis que les modèles distants n’accèdent qu’à des représentations chiffrées sans données brutes. Delos chiffre chaque prompt au niveau applicatif ; la clé est découpée entre plusieurs nœuds, supprimant tout point d’accès unique. La jeune pousse a même signé un accord avec l’ANSSI pour auditer chaque mise à jour majeure. En interne, trois ingénieurs cryptographes peaufinent un protocole baptisé « Zero-Trust-LLM », pensé pour que les journaux techniques conservés à des fins de supervision ne contiennent aucun fragment sensible.
Des clients qui cherchent un retour sur investissement immédiat
TotalEnergies a été pilote dès début 2024 : les contrôleurs de gestion, habitués à éplucher des milliers de lignes Excel, utilisent désormais Explore pour repérer les écarts de dépenses ; ils gagnent près d’un jour-homme par semaine. Shiseido, côté marketing, s’appuie sur Scribe pour convertir des focus groups enregistrés en comptes rendus multilingues. Même des PME – un cabinet d’architectes nantais, un hôtel Best Western à Lyon – témoignent d’un grand intérêt pour la tarification fixe de 25 €/mois par utilisateur, un montant qui inclut l’accès illimité aux derniers modèles.
Trajectoire financière et gouvernance resserrée
Après un amorçage de 1 million d’euros réalisé en novembre 2023 auprès de business angels français, Delos boucle le 16 avril 2025 un tour de table de 2,5 millions mené par le fonds londonien 20VC, accompagné de Kima Ventures et Inovia. Les deux cofondateurs conservent 72% du capital et un droit de veto sur tout projet de revente. L’intégralité du produit de la levée doit financer :
- L’ouverture d’un bureau commercial à New York avant la fin de l’année fiscale ;
- Un cluster GPU mutualisé pour abaisser encore le coût marginal de la requête ;
- Le développement d’un client e-mail et d’un agenda, histoire d’étendre Delos au pilotage complet de la journée de travail.
Une concurrence mondiale déjà très réactive
Depuis l’annonce d’Alma, Google a accéléré l’intégration de Gemini dans Workspace et Microsoft a étendu Copilot à Outlook mobile. Pourtant, la clientèle européenne reste méfiante : l’extraterritorialité du Cloud Act américain oblige ces éditeurs à pouvoir livrer certaines données aux autorités des États-Unis. Delos parie donc sur deux arguments : conformité de bout en bout et indépendance d’une chaîne logicielle unique. Face aux suites sectorielles fondées sur un seul modèle « fermé », la start-up propose un « routing » indépendant ; si un jour Mistral, par exemple, devient meilleur que GPT sur le droit maritime, Delos l’activera dans la minute sans changer l’interface.
L’enjeu du talent, le vrai nerf de la guerre
Derrière les communiqués de victoire, un risque demeure : la pénurie d’ingénieurs confirmés. En 2024, selon France IA, 42% des doctorants français en apprentissage automatique ont accepté une offre d’emploi hors d’Europe. Pour contrer cette fuite, Delos a adopté plusieurs mesures : stock-options attribuées dès six mois d’ancienneté, télétravail complet pour les profils vivant hors Île-de-France, budget formation de 2000€ par personne et par an, lien privilégié avec l’école d’ingénieurs de l’université Gustave-Eiffel pour accueillir dix alternants chaque année. Pierre de la Grand’rive l’assure : « Nos ingénieurs valent autant que ceux de la Bay Area. À nous de leur prouver qu’ils peuvent grandir ici tout aussi vite. »
Vers une présence internationale sans renier ses racines
La feuille de route 2026 prévoit un chiffre d’affaires de 12 millions d’euros et une implantation à Montréal pour attirer des profils canadiens bilingues. Les cofondateurs refusent toutefois de déplacer le siège social ; ils préfèrent un modèle « hub-and-spoke » : Paris concentre la R&D et la conformité ; les antennes étrangères se limitent au support client et aux ventes. Cette organisation, inspirée de Datadog ou Spendesk, doit maintenir la cohésion culturelle tout en bénéficiant de fuseaux horaires variés.
Un signal pour l’écosystème français
Le parcours éclair de Delos rappelle que l’Hexagone dispose encore d’atouts considérables : labos publics de talent, fiscalité favorable à la recherche, accélérateurs comme Station F. Mais pour transformer ces atouts en leaders mondiaux, il faut plus qu’une première levée : l’accès à des tickets de 10 ou 20 millions reste compliqué hors capital-risque étranger. Les frères de la Grand’rive interpellent donc les institutionnels : « Nos clients sont prêts, nos ingénieurs aussi ; il manque parfois un chaînon intermédiaire entre la subvention et le growth fund. »
Un exemple à suivre et qui inspire réflexion
Avec sa plateforme tout-en-un, son orchestrateur de modèles et son contrôle vocal Alma, Delos prouve qu’une innovation conçue en France peut s’imposer parmi les solutions de productivité mondiales. La start-up ne cherche pas seulement à grappiller quelques points de part de marché ; elle entend démontrer qu’un logiciel européen peut concilier performance, sobriété et protection des données. À l’heure où l’Europe discute souveraineté numérique et régulation de l’IA, l’expérience Delos offre un exemple concret : soutenir les jeunes pousses dès leurs premiers pas peut générer, en moins de deux ans, un acteur solide dont le poids compte déjà. La balle est donc aussi dans le camp des décideurs publics et des investisseurs tricolores : retenir le prochain Delos demandera de la rapidité, de l’audace et un environnement réglementaire clair, trois ingrédients qu’il serait risqué de sous-estimer.
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Sources : Delos, Le Figaro, Le JDD, LinkedIn, The French Tech Journal