
« Nous dépensons trop (…). Comme si chaque Français devait 50 000 euros à la banque », a lancé François Bayrou le 15 avril 2025 lors d’une conférence sur les finances publiques liée au budget 2026. L’image frappe l’opinion : chaque citoyen se verrait presque endetté d’un crédit immobilier sans le savoir. Mais derrière cette formule choc se cache une tentative de culpabilisation des Français. En réalité, cette dette colossale est celle de l’État – contractée par des gouvernements successifs – et non le découvert bancaire de Madame ou Monsieur Tout-le-Monde. Il est temps de démonter factuellement cette affirmation simpliste et de rappeler que si la France en est là, c’est surtout à cause de décennies de gestion politique hasardeuse, de gaspillages et de clientélisme tous azimuts. Remettons l’église au centre du village.
Dette publique : l’État emprunte, le citoyen paie (indirectement)
Commençons par clarifier ce qu’est la dette publique. Il s’agit de l’ensemble des emprunts contractés au fil des années par les administrations publiques (l’État, les collectivités locales, la Sécurité sociale, etc.) pour financer leurs déficits. Ce n’est pas votre prêt personnel. Cette dette, l’État s’est engagé à la rembourser via ses recettes futures (nos impôts) ou de nouveaux emprunts. Les créanciers sont principalement des investisseurs qui achètent des obligations d’État, en échange d’intérêts. Et qui touche ces intérêts ? En grande partie le secteur financier (banques, assurances, fonds) et même des investisseurs étrangers à hauteur d’environ 50 %. Autrement dit, près de la moitié des intérêts versés chaque année partent hors de nos frontières pour rémunérer ceux qui financent la dette française. Il est pour le moins culotté de faire porter aux Français eux-mêmes la responsabilité d’un mécanisme dont ils ne sont, in fine, que les garants forcés et indirects via l’impôt.
D’ailleurs, ramener la dette globale « par habitant » est un calcul purement théorique. Certes, mathématiquement, en début 2024 la dette publique équivalait à environ 47 000 € par Français – et avoisine désormais les fameux 50 000 € avec l’envolée récente. Mais ce chiffre ne signifie pas qu’un nourrisson contracte un prêt à la naissance ! Il illustre simplement l’ampleur de l’endettement public rapporté à la population. Précisons que l’État est censé la refinancer en permanence, emprunter pour rembourser les emprunts arrivés à échéance (une sorte de cavalerie budgétaire légale pratiquée par tous les pays modernes). La présentation de M. Bayrou est donc hautement trompeuse : cette dette n’est pas votre dette personnelle, c’est un passif accumulé par la puissance publique. Et si les finances publiques sont dans le rouge, c’est à l’État de rendre des comptes – pas à chaque Français de passer à la caisse une énième fois.
Des chiffres vertigineux… et révélateurs
Remettons les données en place, car nul ne conteste que la situation est grave. La dette publique française atteint des sommets historiques. Fin 2024, elle s’établissait à 3 305 milliards d’euros, soit 113 % du PIB. Jamais, hors périodes de guerre ou de crise majeure, la barre des 110 % du PIB n’avait été franchie. Pour donner un ordre d’idée, au début des années 2000, nous étions aux alentours de 60 % du PIB. La dérive est donc spectaculaire. Rien qu’en 2024, la dette a enflé de 200 milliards supplémentaires. Chaque année de déficit alourdit l’addition et repousse l’hypothétique désendettement à plus tard (un « plus tard » sans cesse repoussé, comme on le verra).
Voici quelques repères chiffrés illustrant cette fuite en avant budgétaire :
- 113 % du PIB : niveau de dette publique fin 2024 (contre ~60 % en 2002, ~85 % en 2010). La France est le 3e pays le plus endetté de l’UE, derrière la Grèce et l’Italie.
- ≈ 3 300 Md€ : encours total de la dette fin 2024, en hausse continue (elle n’était « que » de 1 000 Md€ en 2005, puis 2 000 Md€ en 2014 – un triplement en vingt ans).
- 50 000 € par habitant (environ) : dette rapportée par Français début 2025, selon les calculs du Haut-Commissaire Bayrou (47 000 € début 2024, proche désormais de ce seuil symbolique de 50 k€).
- Près de 59 Md€ : charge de la dette (intérêts annuels) prévue en 2024. Ces intérêts versés par l’État chaque année dépassent le budget du ministère de la Défense et constituent le 2ᵉ poste de dépenses de l’État. En 2027, on anticipe 69 Md€ rien qu’en intérêts, autant d’argent qui n’ira ni à l’éducation ni à la santé.
- Taux d’intérêt x 10 : En 2020-2021, la France empruntait à des taux proches de 0 %. Désormais, avec l’inflation et la remontée des taux, le 10 ans français tourne autour de 3,5 %. Résultat : le coût du service de la dette explose, et pourrait doubler d’ici 2029 pour atteindre autour de 120 Md€ par an, devenant alors (tenez-vous bien) le premier poste budgétaire de l’État, devant l’Éducation nationale. On frôle l’absurde : demain, la France pourrait dépenser plus pour rémunérer ses créanciers que pour instruire ses enfants.
Ces chiffres font froid dans le dos. Ils justifient pleinement qu’on s’alarme de la trajectoire des finances publiques. Mais encore faut-il analyser comment on en est arrivé là, et surtout qui en porte la responsabilité. Spoiler : pas le Français lambda, qui n’a pas son mot à dire sur le budget de l’État, mais bien ceux qui le dirigent.
Crises à répétition ou gestion calamiteuse ?
François Bayrou, dans le même discours, a tenté d’expliquer que l’augmentation du déficit est due à « une succession de crises : les Gilets jaunes, le Covid, l’Ukraine… ». Il est vrai que chaque crise a creusé la dette : la crise financière de 2008-2009, la crise Covid de 2020 (avec le « quoi qu’il en coûte »), la récession liée à la guerre en Ukraine, etc. À chaque fois, l’État a dépensé massivement pour amortir le choc (chômage partiel, aides aux entreprises, bouclier tarifaire énergie, etc.), pendant que les recettes fiscales chutaient en période de marasme. Ces événements exceptionnels ont sans aucun doute contribué à faire bondir le ratio d’endettement.
Pour autant, s’en tenir à la fatalité des crises serait trop facile.
La vérité, c’est que la dette française augmente presque en continu depuis 40 ans, crises ou pas.
- Dès les années 1980, la France a pris l’habitude de vivre à crédit. Chaque gouvernement, de gauche comme de droite, a accumulé les budgets en déséquilibre, alimentant la dette année après année.
- Quelques repères historiques parlent d’eux-mêmes : cap des 100 Md€ de dette franchi en 1981, 1 000 Md€ en 2005, 2 000 Md€ en 2014, 3 000 Md€ en 2023.
Le dérapage n’a donc rien de nouveau. Même en période d’expansion économique (fin des années 90, mi-2000s), les comptes publics sont rarement revenus à l’équilibre – au mieux a-t-on stabilisé temporairement le déficit. Cette irresponsabilité budgétaire chronique tient autant à un manque de courage politique pour réduire les dépenses qu’à des choix parfois incohérents de politiques fiscales.
Il faut bien le dire : les responsables politiques de tous bords ont leur part dans la dérive. L’art de promettre des économies sans lendemain est maîtrisé alternativement par chaque majorité. La Cour des comptes elle-même a tiré la sonnette d’alarme, pointant le « dérapage du déficit public » qui « place la France au pied du mur » et a plus que doublé l’effort nécessaire pour revenir à un déficit de 3 % du PIB. Autrement dit, à force de procrastination et de gestion hasardeuse, nos dirigeants ont repoussé les réformes difficiles jusqu’à rendre l’ajustement encore plus douloureux aujourd’hui. Ce sont donc bien leurs décisions – ou indécisions – qui ont conduit à cette impasse. Crises ou pas, qui signe le budget en déficit chaque année ? Ce ne sont ni les infirmières, ni les ouvriers, ni les étudiants : ce sont les gouvernements, qui empruntent souvent par facilité quand ils n’osent pas prendre des mesures impopulaires.
Millefeuille administratif : le gâchis organisé
Au-delà des grandes crises conjoncturelles, il y a la gestion quotidienne de l’argent public, entachée de gabegies et de doublons.
La France souffre d’une hypertrophie administrative souvent dénoncée mais jamais vraiment réglée : le fameux millefeuille administratif. Communes, intercommunalités, départements, régions, agences nationales… on ne compte plus les niveaux de décision où s’empilent les compétences et les dépenses redondantes. Un rapport officiel (rapport Boris Ravignon, mai 2024) a chiffré pour la première fois le coût de ces enchevêtrements administratifs à environ 7,5 milliards d’euros par an.
Ce sont des milliards gaspillés en réunions de coordination multiples, en doublons d’études, en frais de structure dans chaque couche du millefeuille. Par exemple, une politique publique comme l’emploi ou le logement mobilise à la fois des agents de l’État, de la région, du département, de l’intercommunalité…
Résultat : des comités à rallonge, des usines à gaz bureaucratiques où chacun finance sa part, et au final une efficacité discutable. En clair, l’argent public se perd en route dans les méandres administratifs. Aucun gouvernement, de droite comme de gauche, n’a vraiment eu le courage de « dégratter » cette feuille de mille : supprimer un échelon redondant, clarifier qui fait quoi, cela fâche forcément certains élus ou notables locaux… Alors on laisse filer et on continue de payer, à crédit bien sûr.
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Le clientélisme pèse aussi lourd dans la barque. Depuis des décennies, la dépense publique sert volontiers d’outil de séduction électorale. On subventionne à tour de bras telle association de quartier amie, tel club sportif, telle initiative locale portée par un élu influent, sans toujours regarder à la dépense. Attention, beaucoup d’associations financées accomplissent un travail précieux ! Mais d’autres profitent d’une manne publique distribuée sans grande transparence. Près de 12 milliards d’euros ont ainsi été versés par l’État aux associations en 2022 (et on ne parle là que de l’État, pas des régions ou villes qui ajoutent leurs propres subventions). Ce soutien à la vie associative peut être vertueux, mais il a aussi servi parfois de réseau d’influence, chaque élu arrosant ses terres d’élection pour s’assurer des soutiens. De même, la presse bénéficie de subsides publics conséquents : plus de 200 millions d’euros d’aides directes à la presse en 2023, accordées par le ministère de la Culture (sans compter les aides postales et fiscales). Soutenir le pluralisme médiatique est louable, mais on n’ignore pas que ces aides permettent aussi de maintenir à flot des journaux… qui renvoient parfois l’ascenseur en évitant d’égratigner tel ou tel notable. Ajoutons encore les dépenses fastueuses de communication, les comités Théodule qui pondent des rapports aussitôt enterrés, les projets inutiles ou mal gérés (combien de grands projets informatiques de l’État abandonnés après des millions dépensés ?).
Bref, les exemples de gaspillage ne manquent pas. Chaque euro dilapidé ou distribué par calcul politique est un euro de plus emprunté sur le dos de la collectivité. On comprend mieux, dès lors, comment la dette a pu enfler sans que le citoyen moyen n’en voie la couleur dans ses propres poches.
Assez de culpabilisation : la dette de l’État, ce n’est pas « la faute des Français »
François Bayrou et d’autres responsables aiment à donner des leçons de bonne gestion aux Français, en suggérant qu’« on a trop dépensé » collectivement. Or, si dépense excessive il y a eu, elle émane avant tout de choix politiques. Pointer du doigt « chaque Français » relève d’une rhétorique populiste à rebours : on fait comme si la nation tout entière avait vécu au-dessus de ses moyens, alors que la plupart des citoyens n’ont fait qu’assister, impuissants, à la dérive des finances publiques. Cette tentative de culpabilisation sert un agenda bien précis : préparer les esprits à de nouvelles coupes budgétaires drastiques, justifier l’austérité en la présentant comme la conséquence logique de nos prétendus excès. « Nous dépensons trop… », dit M. Bayrou, pour mieux faire accepter 40 Md€ d’économies supplémentaires en 2026. La ficelle est un peu grosse. Oui, la France vit au-dessus de ses moyens financiers. Non, ce n’est pas parce que Jacques Dupont au fin fond de la Creuse claque un SMIC au casino, c’est parce que l’État français, depuis longtemps, n’équilibre pas ses comptes.
Plutôt que de faire la morale aux citoyens, nos gouvernants devraient balayer devant leur porte. Réformer l’État en profondeur, traquer les dépenses inutiles, simplifier ce millefeuille ruineux, mettre fin aux politiques incohérentes qui vident les caisses d’un côté (exonérations fiscales sans contrepartie, par exemple) tout en multipliant les dépenses de l’autre… Voilà la tâche à laquelle il serait bon que s’attellent enfin nos dirigeants. Cela suppose du courage politique, une vision de long terme et une certaine exemplarité. Car comment demander aux Français de consentir des efforts si, dans le même temps, on entretient un train de vie dispendieux au sommet ou qu’on abreuve des clientèles électorales ?
En somme, présenter la dette publique comme un emprunt de « chaque Français auprès de sa banque » est un raisonnement fallacieux. Cette dette est bien réelle et préoccupante, mais elle appartient à l’État, et son explosion traduit l’échec de ceux qui ont dirigé le pays à tenir les cordons de la bourse. Les citoyens, eux, ont déjà payé – et paieront encore – sous forme d’impôts, de pertes de services publics ou de plans d’austérité, les erreurs de leurs gouvernants. Leur faire porter en plus le chapeau moral de la gabegie revient à ajouter l’insulte au préjudice. Alors, M. Bayrou, non, chaque Français ne « doit » pas 50 000 € à sa banque. En revanche, l’État français vous doit, à vous citoyens, des comptes sur l’usage de ces 50 000 € par tête, et surtout des explications sur sa gestion passée avant de vous demander de nouveaux sacrifices. Une pointe d’humour noir nous pousse à conclure : si vraiment chaque Français devait 50 000 € à sa banque, nul doute que les banquiers seraient moins patients que les marchés financiers – et que nombre d’hommes politiques seraient interdits de crédit depuis belle lurette.
Connexe : Polémique : nos comptes courants vont-ils être plafonnés à 3000€ ?
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